Journée d’étude du samedi 15 mai 2004
Cette journée d’étude, qui s’est tenue en Sorbonne, salle Mauss, a réuni l’ensemble des membres de la Jeune équipe « Histoire moderne et contemporaine des Juifs ». Elle a permis à chacun de présenter ses recherches en cours, de baliser un champ, ou d’examiner une question précisément délimitée – et d’entamer avec tous un dialogue fructueux.
MATINÉE
10h15 – 11h15 Représentation, image, visage.
Jean-Christophe Attias (DE, EPHE) : Nature, portée, implications de “l’interdit de représentation” dans le judaïsme.
On a seulement eu pour objectif, à titre d’introduction à cette table ronde, de rappeler les termes exacts et la portée éventuelle, dans le judaïsme rabbinique, de l’interdit de représentation formulé par la Bible (Exode 20, 4; Deutéronome 4, 16-18 et 5, 8). On a souligné l’écart entre la théorie et la pratique effective et historiquement attestée de cet interdit – lequel n’a nullement empêché toute représentation en monde juif. On a ensuite rappelé que l’interdit de représentation était avant tout lié à celui de l’idolâtrie, et qu’il concernait plutôt certains sujets (la représentation humaine ou celle des astres plutôt que la représentation animale ou végétale, par exemple) et certaines techniques (la représentation en relief notamment). On a enfin attiré l’attention sur la manière différente dont le problème pouvait se poser aux Juifs en terre musulmane (où la représentation est largement proscrite) et en terre chrétienne (où la représentation, y compris du Divin, est centrale).
Masha Itzhaki (MdC, INALCO) : Le style du wasf dans la poésie hébraïque médiévale comme contournement de “l’interdit” juif de représentation.
Le jardin et les fleurs font le thème principal d’un genre poétique en soi qui s’inspire, comme tout autre genre poétique profane, directement de la poésie arabe en Andalousie médiévale. Ce thème est donc lié à l’évocation du printemps, des pluies à la fin de l’hiver et surtout des festins des notables entourés des parfums et des couleurs de leurs jardins. A ce titre, il constitue un chapitre important de la poésie courtoise, où le poète – dans le cadre d’une dépendance contractuelle – fait l’éloge de son mécène à travers l’image parfaite de son palais. Le texte poétique rend donc ce que l’art plastique – à cause de l’interdiction religieuse – ne pouvait pas faire : il illustre une réalité captée avec les sens comme une peinture construite avec les mots. Ce dessin verbalisé, où le sensuel occupe une place primordiale, suit un style très précis de l’art poétique arabe, Al-Wasf, autrement dit – la description. Ce faisant, le poème écrit dans ce style remplit les trois rôles essentiels d’une poésie courtoise :
– l’imitation parfaite du cadre pour rendre immortel son propriétaire, le mécène.
– la conceptualisation du jardin comme un produit artificiel et planifié selon des règles préétablies pour les besoins de la cour. Cela résulte d’une structure sociale hiérarchique où le souverain occupe la place principale et contrôle donc même la nature.
– le développement d’un style descriptif où l’ornementation du langage devient une valeur en soi pour se substituer à l’art du décor caractéristique de l’univers musulman. En fait, cet art verbal crée un monde entièrement plongé dans le domaine de l’imaginaire, dans la sphère de la réalité fantastique.
Sylvie Courtine-Denamy : L’interdit de la représentation chez Emmanuel Levinas. Une rencontre manquée avec le peintre Barnett Newman.
La critique de l’esthétique par le philosophe Emmanuel Levinas est centrée sur la notion d’idolâtrie, la stupidité d’idole de l’image consistant en ce que « toute œuvre d’art est statue, un arrêt du temps » : refermée sur elle-même, ne s’adressant à personne, privée de devenir, l’image porterait la marque du mourir. Parmi les artistes abstraits ayant fait leur le commandement « Tu ne feras pas d’image », ayant abandonné la représentation du visage humain, E. Levinas ne consentait que deux exceptions, l’une en faveur du « chaman de la peinture », Jean-Michel Atlan, l’autre en faveur de l’« inquiétante étrangeté » des sculptures « Inachevées » de Sacha Sosno. Nous imaginons alors un rendez-vous manqué entre le philosophe et le peintre juif américain Barnett Newman pour lequel « Qui appartient au Peuple du Livre ne peut devenir peintre qu’à condition “d’essayer de peindre l’impossible” ». Sa toile Onement I de 1948, qui évoquerait les Propiations, « At-Onement, Atonement, les événements de Yom Kippour », incarnerait cette dimension du « sublime » kantien par opposition à ce qui est simplement « beau », cette « présentation négative » de l’infini dont Kant donnait précisément pour exemple l’interdit de la représentation dans la loi mosaïque. Cette dimension de hauteur, d’incommensurabilité que recèle en elle la notion de sublime kantien, n’est pas sans évoquer la « présence venant des hauteurs », caractéristique du Visage dénudé d’autrui chez Levinas par où Dieu se révèle, quand bien même ne s’incarne-t-il pas en lui, « la proscription des images [étant] véritablement le suprême commandement du monothéisme ».
Ouvrage de Sylvie Courtine-Denamy à paraître en octobre 2004 : Le visage en question. De l’image à l’éthique (La Différence).
Matthias Tronqual (doctorant, EPHE) : Les premières diffusions de photographies des camps de concentration et d’extermination à la fin des années 1970.
Soixante ans se sont écoulés depuis que les premières images des camps de concentration et d’extermination ont été produites puis diffusées au sortir de la guerre. Pourtant, ce n’est qu’au milieu des années 1980 que la question de leur publication et de leur divulgation à un large public s’est posée. En France, le débat sur la représentation des images a pris une forme tout à fait singulière depuis la diffusion du film Shoah de Claude Lanzmann en 1985. Il semble que l’interdit de représentation du génocide se soit imposé à cette époque et soit la conséquence de la sacralisation de cet événement au sein de la communauté juive française. Quelques années auparavant, à la fin des années 1970, la diffusion de la série fictionnelle américaine Holocaust à la télévision française fut l’occasion d’un premier débat. Mais, à cette époque, une telle crispation autour des images n’était pas perceptible. Même si le contexte français est singulier en la matière, il reste que désormais l’image du génocide est devenue un élément fort dans la mémorisation et l’évocation même de la Shoah.
Pause 11h15 – 11h30
11h30 – 12h30 Souffrance
Esther Benbassa (DE, EPHE) : Introduction à l’histoire de la souffrance en monde juif.
La souffrance en monde juif possède sa propre histoire. Elle ne se réduit pas à sa seule perception actuelle, laquelle se confond avec un certain dolorisme, dans une société où la compétition victimaire octroie des droits et consolide le statut des groupes minoritaires suivant une échelle qui place au plus haut le plus souffrant. Longtemps, dans le monde traditionnel juif, la souffrance était ritualisée et entrait dans un cadre liturgique qui la transformait en partie intégrante de la vie de tout Juif, lequel dans ses prières et suivant le calendrier des solennités, se souvenait des tribulations endurées par les siens. Elle avait sa place dans la relation que l’homme entretenait avec Dieu et elle était évaluée à l’aune des récompenses et des châtiments qu’Il distribuait selon la conduite que les humains avaient à son égard. Le martyre trouvait sa place dans ce même contexte. L’évolution de la perception de la souffrance permet d’appréhender aussi bien la société dans laquelle vivent les Juifs que les Juifs eux-mêmes et leur manière de se situer aujourd’hui.
Clara Lévy (MdC, Nancy) : La présentation littéraire par les auteurs juifs de langue francaise de la souffrance juive (en particulier au moment de la Shoah).
Dans le cadre d’un travail mené sur une soixantaine d’écrivains juifs contemporains de langue française, ayant publié près de trois cents ouvrages entre 1945 et le début des années 1980, on peut distinguer trois phases dans la description de la souffrance. La première phase consiste en la mise en évidence de la souffrance personnelle – liée à la stigmatisation et à l’antisémitisme, dont quasiment tous les écrivains analysés font part. Mais, dans une deuxième phase, cette souffrance individuelle est insérée dans la trame collective de l’histoire juive, envisagée comme une suite de souffrances et de malheurs. La troisième phase consiste à évoquer le point culminant de ces malheurs – la Shoah – présente aussi bien dans les ouvrages des écrivains séfarades que des écrivains ashkénazes. On peut signaler, pour finir, que dans un processus de retournement du stigmate, la souffrance est finalement esthétisée par les écrivains afin de montrer la métamorphose de l’exclusion en élection.
Françoise Saquer-Sabin (MdC, Lille III) : Le traitement de la souffrance de la Shoah dans la littérature israélienne à travers quelques auteurs choisis.
La littérature hébraïque des années 1950, reflet d’une société en devenir, s’inscrit dans l’idéologie de l’époque. La construction d’un personnage littéraire dominant s’élabore en interaction avec celle du personnage du tsabar, du nouveau juif en terre d’Israël. Imprégnée de volontarisme et de positivisme, cette littérature, appelée littérature du nous, refoule les thèmes personnels liés à la souffrance, et en conséquence le thème de la Shoah. A partir des années 1970, un retour du moi et des thèmes refoulés amène à une expression du vécu intime de l’individu. Le thème de la Shoah trouve sa place, toujours traité à l’échelle de l’individu, jamais au plan de la conscience collective, le cadre de référence étant la société israélienne contemporaine. Le souvenir d’un passé enfoui et réduit au silence pendant plusieurs décennies surgit brutalement à partir d’un fait le plus souvent anodin. Les conséquences vont crescendo, pour atteindre parfois des développements dramatiques. Dans un cadre familial, la rupture d’un silence entretenu collectivement menace l’ordre familial établi, et crée une rupture entre le rescapé et ses descendants. Les auteurs contemporains, qui se caractérisent par un rejet des modèles quels que soient les domaines, se livrent à une critique ironico-satirique de l’exploitation politique, commerciale et pédagogique de la Shoah par la société israélienne.
Buffet 12h30 – 14h00
APRÈS-MIDI
14h00-14h45 Monde judéo-ibérique : constructions identitaires.
Glenda Gambus (en DEA, Paris IV) : La communauté portugaise: la Nação.
Nicole Abravanel (PRAG, Amiens et Lille) : Autour de la Consolation aux tribulations d’Israël (1553) de Samuel Usque.
La Consolation aux tribulations d’Israël de Samuel Usque, publiée à Ferrare en 1553, s’intègre dans la grande tradition historiographique sépharade postérieure à l’expulsion. La recherche a mis en évidence la fonction de ce texte en matière d’historiographie juive, dégageant ses sources, soulignant sa postérité et plus récemment la relation entre l’affirmation identitaire d’une génération et le contexte et historico-culturel. Il semble aussi utile de prendre en compte la « fonction espace » sous-jacente à l’œuvre qui articule sa construction littéraire. On notera l’adresse du prologue « À ces Messieurs du déracinement du Portugal » comme la migration en terre ottomane, présentée comme une consolation terrestre en harmonie avec les consolations divines qui, elles, culminent dans la promesse de retour à Sion.
Hélène Guillon (doctorante, EPHE) : Brouillages identitaires de la modernité sépharade.
Dans l’Empire ottoman, les Sépharades sont confrontés au XIXe siècle à une nouvelle réalité : la modernité. Comment l’irruption de cette modernité venue d’occident les a-t-elle amenés à redéfinir leur identité ? La lecture du Journal de Salonique, journal en français, publié dans cette ville entre 1895 et 1911 peut nous donner des pistes sur cette question. Ce journal utilise le français, une langue étrangère, importée à Salonique par les écoles de l’Alliance israélite universelle, porteuse d’un message universaliste, apparemment en contradiction avec le particularisme que le judéo-espagnol représente. Il transmet une culture occidentale dont le centre est Paris, et dont la diffusion s’étend à toute la Méditerranée, dans le cadre de la mission civilisatrice de la France, alors en pleine expansion coloniale et impérialiste. Cette culture française éloigne en apparence les Sépharades de leur identité traditionnelle. Mais si l’identité juive sépharade ne semble guère soulignée dans le Journal de Salonique, on peut y observer des signes d’appartenance à un judaïsme plus large, comme en témoigne la place qu’y prend l’affaire Dreyfus. Il y a donc une volonté d’intégration à un modèle universaliste français, qui brouille l’identité sépharade traditionnelle et donne une direction nouvelle à cette identité en construction. D’autre part, en 1908 avec la révolution des Jeunes Turcs et la liberté de la presse, le journal oublie un peu les questions françaises, affichant un enthousiasme participatif à la construction d’une nation nouvelle, la nation ottomane. Cet « ottomanisme » utilise la langue et les outils de réflexion français, voire jacobins et donc n’entre pas en contradiction avec la direction universaliste observée précédemment. Il n’ignore pas la spécificité de l’identité sépharade, minorité au sein de l’empire, mais prône « l’union des races », alliance des diverses communautés égales devant la Constitution. Cet épisode ottomaniste, qui n’aura guère de suites, souligne une autre dimension du brouillage de l’identité sépharade : le nationalisme. Un nationalisme construit sur des valeurs occidentales, mais intégrant les Sépharades à une réalité orientale. L’identité sépharade apparaît donc brouillée dans les pages du Journal de Salonique, avec l’irruption d’une langue, d’une culture et d’un mode de pensée nouveaux, réinvestis dans une tentative de synthèse nationale éphémère. C’est à la même période que le sionisme pénètre dans l’empire proposant une autre direction à suivre pour une construction identitaire moderne, et d’autres journaux s’en font les porte-parole, en utilisant les mêmes langues comme outils. Il n’y a donc pas une identité sépharade bien délimitée dans l’empire au tournant du siècle, mais une recherche, qui se traduit par des tentatives diverses d’adaptation d’une identité déjà plurielle à une nouvelle réalité.
14h45-15h30 Dynamiques interculturelles en France au XXe siècle.
Vincent Larronde (doctorant, EPHE) : Le philosémitisme catholique militant dans l’entre-deux-guerres.
Jacques Magen (en DEA, EPHE) : Le monde et l’affaire Finaly.
En 1953, les relations entre l’église et la Synagogue connaîtront une tension significative lorsque deux enfants juifs, recueillis pendant la guerre par des associations catholiques lorsque leurs parents sont déportés à Auschwitz en 1944, seront enlevés et ne seront restitués à leur famille qu’après de nombreux débats entre les autorités religieuses. Ces enfants furent baptisés par la personne qui était chargée de leur garde, en 1948. Dans cette affaire, les représentants juifs s’appuient sur les lois de l’état français pour demander la restitution des enfants, en prenant soin de ne pas soulever le côté religieux de l’affaire. C’est sans doute l’attitude qui était la plus conforme à l’attente des juifs de France à cette époque. L’Église, quant à elle, aura pendant toute la durée des discussions une attitude ambiguë puisqu’elle cherchera à trouver une solution mais sans vraiment condamner l’enlèvement ni céder sur le fonds du débat, c’est-à-dire le baptême forcé. Les protestants interviendront pour soutenir le retour des enfants dans leur famille. Ce qui ressort du Monde, c’est qu’ils ont plutôt utilisé l’affaire pour régler des comptes avec les catholiques que pour soutenir les juifs. Les seuls débats théologiques ont d’ailleurs été entre catholiques et protestants. Quant au Monde, il montrera toute sa capacité à être, déjà à cette époque, un formidable vecteur de débats contradictoires, même s’il n’a joué aucun rôle d’opinion. On peut en effet imaginer que le journal, dont l’influence est plutôt à l’origine conservateur et catholique, a eu du mal à obtenir de l’ensemble de sa rédaction une unanimité de pensée, et n’a donc pas voulu prendre position.
Sandrine Szwarc (doctorante, EPHE) : Le Colloque des intellectuels juifs de langue française.
Cette étude est construite en deux parties. La première est une présentation du Colloque des intellectuels juifs de langue française, cette expérience marquante de la vie culturelle juive en France après la Seconde Guerre mondiale. La seconde évoque plus particulièrement ces rencontres et le dialogue judéo-chrétien. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, après la tentative d’extermination du judaïsme, de nombreux penseurs juifs développèrent dans l’Hexagone une expérience intellectuelle inédite. Elle fut connue sous le nom d’École de pensée juive de Paris. Avec l’École d’Orsay animée par des personnalités comme Léon Askénazi ou Jacob Gordin, l’autre élément significatif de ce mouvement n’était autre que le Colloque des intellectuels juifs de langue française. Il s’agissait de rencontres intellectuelles de niveau élevé, proposées par des penseurs juifs sur des thèmes le plus souvent liés à l’actualité, et dont les clefs de la réflexion reposaient sur les textes de la Tradition et leurs questionnements. Le premier Colloque avait eu lieu à Versailles en 1957 en présence d’une vingtaine de figures de l’intellectualisme juif français du moment comme Edmond Fleg, André Néher, Eliane Amado Lévy-Valensi, Léon Askénazi, Vladimir Jankélévitch, Emmanuel Lévinas ou Jean Wahl, réunis fortuitement sous l’égide la commission culturelle de la section française du Congrès juif mondial. Il est difficile d’imaginer quel fut le succès remporté par les Colloques qui se succédèrent annuellement, puis tous les deux ans. Trente-huit rencontres furent organisées jusqu’à la fin du XXe siècle.
Tout au long de ces années, les accointances entre les intellectuels juifs du Colloque et ceux issus du monde chrétien furent nombreuses et recherchées par le Comité préparatoire qui organisait les rencontres. Comparaison n’est pas raison, mais il est un précédent important : il s’agit de l’expérience du Centre catholique des intellectuels français. Bien que n’ayant pas travaillé en collaboration avec le Colloque des intellectuels juifs de langue française, cette structure présentait un grand nombre de similitudes avec lui. Né en 1945, le Centre catholique des intellectuels français, soucieux d’élever la culture profane au niveau de la culture religieuse, prit dès la fin des années quarante une dimension réflexive, cherchant à faire dialoguer modernité et christianisme. Voici le premier point commun : alors que le Colloque tenta de faire cohabiter modernité et judaïsme, le Centre catholique fit dialoguer modernité et christianisme. Il organisait alors des activités intellectuelles originales fondées sur l’interdisciplinarité et le dialogue avec les penseurs croyants et non croyants. L’intellectualisme et le dialogue ainsi que la représentation de toutes les franges du monde juif qu’elles soient orthodoxes, religieuses, traditionalistes, laïques ou athées en leurs rangs, pourraient être les autres similitudes. La disparition de ce foyer de réflexion au milieu des années 1970 soulignait à la fois la crise du modèle intellectuel tel qu’il s’était mis en place après la Seconde Guerre mondiale et l’implosion du catholicisme français. Certes et à l’instar du Centre catholique des intellectuels français, le Colloque des intellectuels juifs de langue française ne prit pas fin dans les années soixante-dix mais il entama son déclin à cette date. En tout état de cause, les deux expériences avaient permis la naissance d’un nouveau type d’intellectuelÊ: le penseur religieux, juif ou chrétien.
Parmi les intellectuels participant au Colloque, nombreux étaient ceux tournés vers le dialogue judéo-chrétien. Divers et variés étaient les participants au Colloque des intellectuels juifs de langue française. Il y avait des intellectuels juifs de France bien évidemment, mais aussi leurs amis non juifs (notamment des Amitiés judéo-chrétiennes), leurs coreligionnaires israéliens qui par leur présence manifestaient cette unité de la collectivité juive (ainsi des représentants de l’Ambassade d’Israël à Paris), sans oublier les intellectuels juifs de langue française de pays francophones en diaspora (section du C.J.M. de Belgique ou de Suisse). Engagé dans ce dialogue, il y eut d’abord cette figure marquante du judaïsme français qu’était Edmond Fleg, instigateur du Colloque, qui après la Libération, créa avec l’historien Jules Isaac les Amitiés judéo-chrétiennes sous la présidence de Jacques Madaule. L’on ne peut manquer de citer également Jacob Kaplan qui participa au Colloque dès la troisième rencontre. à la fin de la guerre, il collabora activement à la reconstruction du judaïsme français et à l’élaboration d’un dialogue judéo-chrétien. Il assista, en 1947, à la conférence de Seelisberg et joua aussi un rôle majeur dans le dénouement de “l’affaire Finaly”. La liste serait longue à énumérer des orateurs du Colloque engagé dans le dialogue judéo-chrétien. Citons simplement côté chrétien, un intellectuel comme Jean-Marie Domenach, fidèle de la rencontre. En janvier 1988, lors d’une réunion du Comité préparatoire plusieurs thèmes étaient mentionnés pour le XXIXe Colloque dont “Le dialogue judéo-chrétien”. Il fut abandonné pour la raison qu’il paraissait trop vaste à traiter. Autre exemple de ce dialogue, le Congrès juif mondial espérant une recension dans leur publication adressait systématiquement les Actes du Colloque à l’Amitié judéo-chrétienne. Il ne faudrait pas oublier non plus qu’un grand nombre d’exemplaires étaient expédiés gracieusement aux organismes, centres d’études, publications, bibliothèques, etc. engagés dans le dialogue judéo-chrétien, car la direction du C.J.M. et le Comité préparatoire y tenaient particulièrement. Il est également intéressant de voir que sur les listes d’invités du Congrès juif mondial au Colloque, se trouvait presque chaque fois des noms d’ecclésiastiques.
Ainsi, l’intellectuel juif en France incarnait la fusion avec la tradition humanitaire occidentale dans ce courant de civilisation judéo-chrétienne, dans laquelle le judaïsme avait toujours été, soit à la remorque, soit en marge. Le Colloque des intellectuels juifs de langue française a initié entre autres un mouvement de réconciliation identitaire. En se rapprochant des valeurs religieuses, morales, culturelles, politiques du judaïsme, et en les insérant dans une pensée universelle, le monde chrétien fut, revers de l’histoire, pris à témoin de cette évolution.
Pause 15h30 – 16h00
16h00-16h45 Anthropologie et histoire de la famille.
Simone Mrejen O’hana (lectrice, INALCO) : Histoire de la famille en monde juif. État de la question.
Partant du postulat que les juifs du pape regroupés dans les quatre « saintes » communautés comtadines (Carpentras, Isle sur Sorgue, Cavaillon) et avignonnaises faisaient prévaloir le droit du sol en élaborant une typologie : circonscrire, inclure et exclure, nous appuyant sur la reconstitution des familles (banque de données informatisée et nominative) que nous avons élaborée à partir des sources les plus diverses (manuscrits hébraïques, registres anciens d’état civil, listes nominatives, archives notariées, testaments, lois somptuaires), on explorera les systèmes de désignation, d’identification et de représentation collectifs et individuels ainsi que ceux de transmission et de reproduction sur la longue durée historique et l’on examinera le concept de la famille ou du clan ainsi que sa structure. On considérera les affinités, les solidarités, notamment concernant le choix et les stratégies matrimoniales, voire, les exclusions, sachant que clans, familles et individus sont coincés entre le schéma des interdits, celui du lignage (yihus) et celui que leur impose le droit du sol.
Antoine-Emmanuel Strobel (en DEA, EPHE) : Textes de souvenirs judéo-espagnols publiés en français : quels auteurs, quel public, quelle fonction ?
A partir de l’étude de plusieurs ouvrages des éditions Isis (Istanbul), tous publiés en français, nous nous interrogeons sur les motivations qui poussent des auteurs à écrire et rendre publics leurs souvenirs d’enfance. Ces livres (Kastoriano, Benezra, Caraco) racontent des enfances juives dans Istanbul de la première moitié du XXe siècle. Ils sont rédigés sur un mode émotionnel et visent avant tout la transmission familiale de l’histoire personnelle. Ils sont porteurs d’un discours idéal, ce en quoi ils intéressent plus particulièrement l’anthropologie : ils illustrent les représentations que les Judéo-espagnols ont d’eux-mêmes et veulent transmettre à la fois à leur descendance et au monde extérieur.
Bibliographie : BENEZRA, Nissim M. Une enfance Juive à Istanbul (1911-1929). Istanbul : Ed. Isis, 1996. 219 p.; CARACO, Maurice. La Famille Calderon, ou Chronique de la vie juive de Constantinople au début du 20e siècle. Istanbul : Ed. Isis, 2002. 187 p.; KASTORYANO, Lidya. Quand l’innocence avait un sens. Chronique d’une famille juive d’Istanbul d’entre les deux-guerres. Istanbul : Ed. Isis, 1993. 220 p.
Lionel Obadia (Prof., Lyon II) : La famille et la communauté à travers l’humour juif.
L’étude des formes, fonctions, significations, objets et destinations, modalités et contextes d’expression de l’humour dans l’histoire et dans les cultures juives suppose d’effectuer en amont un indispensable travail de déconstruction de l’essentialisme (qui postule l’existence d’un humour juif), du relativisme (qui pense un humour juif), de la prétendue trivialité de l’objet « humour ». épinglées, stéréotypées, raillées, la famille et la communauté apparaissent dans l’humour des juifs comme des construits idéologiques (des figurations parodiées) et des réalités sociologiques (des réseaux qui servent à la transmission de ces images) ouvrant la voie à une exploration des rapports dialectiques entre imaginaire culturel et structuration sociale, rapports que les communautés juives ont établis pour se stabiliser dans le temps (via, par exemple, une autodérision qui contribue à renforcer le lien moral à la communauté, ou la plaisanterie comme instrument de sociabilité et de contiguïté sociale) et pour interagir avec des environnements incertains (à travers, par exemple, la théâtralisation d’une judéité tiraillée entre isolation et émancipation). Moins qu’un programme, ce canevas théorique et méthodologique représente une réflexion préliminaire pour l’exploration de situations (de stabilité ou d’instabilité : crise identitaire, changement culturel, mutations religieuses) où l’humour se manifeste de manière signifiante.
16h45-17h45 Post-sionisme.
Isabelle Saine (en DEA, EPHE) : Religion et politique en Israël : le cas inextricable du mouvement irrédentiste Goush Emounim.
Le mouvement irrédentiste Goush Emounim (Bloc des Croyants), qui a émergé suite aux guerres israélo-arabes de 1967 et 1973 sous l’influence idéologique du rabbin Zvi Yehouda Hacohen Kook (1891-1982), interprète le sionisme comme un signe du commencement du processus messianique et la création de l’état d’Israël comme une étape nécessaire à la réalisation de la Rédemption. La Judée et la Samarie, qui sont pour lui les lieux historiques de l’ancienne nation juive, ont été redonnées au peuple élu lors de la guerre de Six Jours et doivent être colonisées pour ne pas altérer la progression messianique. En ce sens, les membres du Goush Emounim se considèrent comme les héritiers légitimes des pionniers sionistes pré-étatiques en se dépouillant de ses composantes séculières et socialistes et en procédant à sa légitimation religieuse. Le Goush Emounim a radicalisé le sionisme religieux originel en augmentant simultanément sa religiosité et son nationalisme parce que selon lui, il n’y a pas de sionisme sans judaïsme et de judaïsme sans sionisme.
Déborah Lévy (en DEA, EPHE) : Post-sionisme et “nouvelle histoire”.
L’émergence des travaux des nouveaux historiens a été possible grâce à l’ouverture des archives mais aussi à un nouveau contexte au sein de la société israélienne. Si l’on admet que le récit du passé est fondateur de l’identité nationale, on comprend que la remise en question des mythes fondateurs de l’État suscite un bouleversement des structures identitaires. L’avènement de ce courant universitaire signe l’achèvement de la période d’édification de la nation et la fin de la prédominance d’une conscience nationale monolithique. Les nouveaux historiens remettent en question à cet égard trois mythes fondateurs : la fuite volontaire des populations arabes, la toute supériorité des forces arabes, et enfin la colombe armée d’un glaive contre son gré. Si les travaux des nouveaux historiens sont largement acceptés par de nombreux intellectuels, leur influence n’en est pas moins limitée à une élite universitaire de gauche.
Rina Cohen (lectrice, Lille III) : Le post-sionisme est-il mort ?
« Le post sionisme en tant qu’école reconnaît la légitimité du mouvement sioniste mais considère qu’il existe un moment à partir duquel soit il a achevé son rôle historique, soit il a perdu sa légitimité à cause des injustices dont il est responsable envers les autres (les Arabes, rescapés de la Shoah, yiddishisants, juifs orientaux, juifs ultra-orthodoxes, femmes) » (Neri Livneh, « L’ascension et la chute du post-sionisme », Haaretz, 21 septembre 2001). Ce mouvement intellectuel met en question la mémoire collective israélienne, ses mythes fondateurs, et préconise une mise à plat des faits qui ne se conforment pas au « récit national ». Les nouveaux historiens sont considérés comme les initiateurs de cette réflexion, suivis par les chercheurs dans les domaines des études féministes, de la linguistique, de l’histoire juive, de la psychologie, des sciences politiques et de l’archéologie. Si la Seconde Intifada (2000) a paralysé les recherches et les débats autour de la « la nouvelle historiographie » traitant du contexte de la création de l’État, en revanche cela n’a pas freiné la recherche dans les autres secteurs des sciences humaines.
Quelques exemples des questions posées par les post-sionistes :
- L’attitude du yishuv pendant la guerre 1940-45;
- L’État juif peut-il être démocratique?
- La transformation de la société israélienne passant d’une structure de type “melting pot” à une société pluriculturelle ;
- Les revendications des juifs dits orientaux pour un statut à part entière dans l’histoire israélienne ;
- La place des femmes dans le « nouveau yishuv » durant les première et deuxième alya.
[print_link] |